Antoine Glaser, spécialiste de l’Afrique et auteur de plusieurs ouvrages sur le continent dont Comment la France a perdu l’Afrique, a été pendant trente ans, Directeur de La Lettre du Continent, publication de référence sur l’Afrique. Il nous plonge, cet échange, au cœur des relations France-Afrique à travers le prisme de la diaspora africaine, et de la période postcoloniale cruciale pour comprendre la perte d’influence de la France dans une Afrique qui se mondialise.
Quel est le poids de la diaspora africaine en France, dans le sentiment critique des politiques françaises en Afrique ?
La diaspora africaine compte des personnes qui bénéficient de l’asile politique et d’autres qui sont français d’origine africaine de la 2ème, 3ème ou 4ème génération.
Les Français d’origine africaine, compte tenu de leur situation, du plafond de verre1, du racisme et de la difficulté de trouver un logement, sont très actifs sur les réseaux sociaux. La France est l’un des pays où il y a le moins d’intégration avec un plafond de verre très clair où certaines personnes ne peuvent pas avoir des postes qu’ils auraient dans d’autres pays anglo-saxons ou comme les Turcs ont en Allemagne.
Il ne faut pas croire que ces diasporas se désintéressent de ce qu’il se passe dans leur pays d’origine parfois même s’ils n’y sont jamais allés. Il y a un ressentiment sous-estimé de la diaspora africaine vis-à-vis de la France, sur sa politique dans leur pays d’origine, mais aussi parce qu’ils voient bien la façon dont ils sont traités quand eux sont en France.
Comment se manifeste ce ressentiment chez les jeunes générations en Afrique ?
Le premier mot c’est : frustration. La gestion et la politique des visas ont été confiées au ministère de l’Intérieur ce qui est grave, car même quand des conférences sont organisées c’est très difficile de faire venir des artistes et intellectuels africains.
Les jeunes francophiles vont évidemment se diriger vers la France pour pouvoir y étudier, mais puisqu’on leur empêche, ils finissent par aller à Fès, aux États-Unis ou ailleurs dans le monde.
Ils se disent que la France a été dominante dans leur pays pendant une grande partie de l’Histoire, qu’elle leur fait de grandes déclarations comme quoi elle serait le seul pays à bien connaitre l’Afrique, mais en même temps, empêche les gens de se déplacer.
Quelle est l’importance de la période postcoloniale pour comprendre les relations actuelles entre la France et l’Afrique ?
La période postcoloniale avait son système intégré politique, militaire et financier.
Politique, car la France avait coopté des dirigeants africains et les avait installés dans ses anciennes colonies. La plupart de ces dirigeants avaient été des ministres ou des adjudants-chefs pour l’armée française en combattant en Algérie ou au Vietnam avant les indépendances. Citons les présidents ivoirien et sénégalais, respectivement Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor, le général Togolais Eyadéma ou le maréchal Centre-Africain Bokassa par exemple.
Militaire, car la France possédait des bases militaires un peu partout dans ses anciennes colonies.
Et financier, car à travers le compte des opérations auprès du Trésor français, la France continuait, après le passage à l’euro, à avoir la mainmise sur le franc CFA. Ce système intégré faisait qu’à l’époque, les entreprises françaises n’avaient pas de concurrence en Afrique. Au nom de la lutte contre l’Union soviétique, les alliés de la France lui laissaient contrôler les marchés de l’Afrique à hauteur d’au moins 50%. La France avait pu, de cette façon-là, bénéficier de la découverte pétrolière d’Elf Aquitaine dans le golfe de Guinée et bénéficiait de l’uranium du Niger et du Gabon.
Sa perte d’influence est due à l’anachronisme historique de la France et à son arrogance : après la chute du mur de Berlin, elle a continué à agir comme si elle était chez elle en Afrique. Mon livre « Arrogant comme un Français en Afrique» s’y rapporte. Ceci alors que, d’abord, le continent se mondialisait avec l’arrivée de la Turquie et de la Chine par exemple. Mais aussi alors que les alliés de la France, comme l’Allemagne ou l’Espagne, qui ne souhaitaient plus être adossés à la France vis-à-vis de la politique européenne en Afrique, commençaient à avoir des relations bilatérales avec les états africains.
Les parts de marchés de la France sont passées de 10,6% en 2002 à 4,4% en 2022 ; les Chinois eux, avaient 3% des parts de marchés sur l’Afrique en 2002, ils sont maintenant à 18,8%.
Par quoi, concrètement s’est manifesté cet anachronisme ?
Par la principale erreur de la France qui a été sa présence militaire en Afrique, et notamment l’opération Barkhane sur un territoire d’au moins cinq millions de kilomètres carrés. Cette opération perpétuait une impression de politique en surplomb sur l’Afrique et de décisions qui se prenaient à Paris. Notre jeune président qui prétendait que la France n’avait plus de politique en Afrique, continuait pourtant à donner des leçons aux chefs d’états africains qui en ont profité pour ne pas exercer leur pouvoir régalien et se dédouaner sur la France quand leur pays allait mal.
Ce comportement est-il spécifique à la France ?
Continuer à se croire chez soi et donner des leçons à ses anciennes colonies est spécifique à la France.
Pendant toute la période postcoloniale, la France a exporté dans ces pays sa constitution, dans les années 80 il y avait encore 50 000 Français dans un pays comme la Côte d’Ivoire avec des coopérants à tous les étages dans les ministères. La France avait transféré tous ses systèmes administratifs, militaires et politiques.
Nous rentrons maintenant dans une période « l’Afrique aux Africains ».
Le continent et redevenu un espace géostratégique et les dirigeants africains ont le monde dans leur salle d’attente. L’Afrique a des relations bilatérales avec l’Arabie Saoudite, le Qatar, les Émirats qui viennent se concurrencer sur le continent.
Pourquoi ces pays du Golfe, dont on parle très peu, essaient d’avoir une main en Afrique ?
Il y a eu des problèmes entre l’Arabie et le Qatar, ne serait-ce que sur le plan religieux. La zone sahélienne est donc la cible d’un prosélytisme religieux y compris du Maroc. Car tous ces pays essaient d’exister dans le domaine de l’armement et religieux. Le Qatar a investi 15% dans des gisements pétroliers au Congo.
L’Europe est affaiblie et l’Afrique se mondialise. Mais elle va devoir affirmer sa souveraineté par rapport à ses nouveaux enjeux et ne pas continuer à se faire manger par les pays étrangers.
Comme c’est le cas au Congo ?
Au Congo c’est un enjeu local de minerais entre la République Démocratique du Congo ( RDC ) et le Rwanda qui soutient le M23. Le Rwanda est un petit pays donc évidemment que ces minerais l’intéressent. C’est aussi un pays bien géré, mais extrêmement autoritaire. La RDC est moins bien gérée et les Congolais reprochent d’ailleurs à l’Europe son double jeu qui, quand la Russie a envahi l’Ukraine, s’est mobilisée, mais quand le Rwanda envahit le Congo, à travers le M23, reste silencieuse.
Les grandes puissances viennent maintenant en Afrique pour les intérêts miniers et géostratégiques et tout ce qui est important pour nos smartphones comme le tantale, l’iridium, le lithium. Mais tous agissent différemment. La Russie ne veut pas qu’on s’immisce dans ses affaires internes donc elle ne s’immisce pas dans les affaires des états africains. Elle est là pour le business et cherche surtout le soutien politique des pays africains.
La Chine a installé les Instituts Confucius dans toutes les universités et est aussi très investie dans la construction d’infrastructures ; elle a construit de grands palais et des stades.
La Turquie est aussi très forte dans la construction d’infrastructure. Via Turkish Airlines, elle a des destinations dans quasiment tout le continent africain et aussi une ambassade dans 42 pays.
Chacun à son frère ennemi en Afrique. La France considère que la Russie exerce toujours une zone d’influence dans le Sahel. Pour les Américains, le principal ennemi dans la « guerre économique », ce sont les Chinois qui sont très actifs sur l’ensemble du continent. Les états africains échangent avec la Chine des matières premières stratégiques en échange du rééchelonnement de leur dette.
Ce n’est donc pas forcément positif pour l’Afrique de se diriger vers certains pays des BRICS ?
Sur le plan géopolitique global, les pays du Sud n’acceptent plus ce Conseil de sécurité de l’après-guerre froide où quasiment seules les puissances nucléaires ont un siège, où tous les pays du Sud comme l’Afrique et l’Amérique latine n’existent pas et où les grandes puissances décident de l’avenir du monde et de la place de chacun. C’est comme ça que se sont constitués les BRICS.
Ce n’est pas forcément positif pour l’Afrique de se diriger vers certains pays des BRICS, mais c’est aux Africains maintenant de vivre leur vie politique, et ce n’est surtout pas d’un soutien extérieur dont l’Afrique a besoin. Ce qui est arrivé au Sénégal donne grand espoir ! Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye avaient été licenciés de leur poste d’inspecteur des impôts pour n’avoir pas exercé « leur droit de réserve » parce qu’ils avaient dénoncé la corruption dans leur pays. Ils sont maintenant à la tête du Sénégal. C’est extraordinaire ! Pas contre l’extérieur, mais parce que c’est une prise de pouvoir populaire et démocratique contre un pouvoir autoritaire qui instrumentalisait la justice et qui était en partie corrompu.
Mais l’Union africaine n’est pas encore très fonctionnelle et les pays extérieurs arrivent encore, en soutenant des régimes souvent autoritaires, à avoir du poids.
La France dit qu’elle n’a plus d’intérêts en Afrique, mais à l’heure où l’on parle la France a toujours le poste de secrétaire adjoint aux opérations de maintien de la paix. Elle a le porteplume des Nations-Unis pour l’Afrique. Ceci a permis à la France en 2011 d’intervenir et d’entrainer tous ses alliés en Libye et en Côte d’Ivoire avec un mandat des Nations-Unis. En Côte d’Ivoire ce sont quand même les troupes françaises qui ont bombardé le palais de Laurent Gbagbo. C’est l’hégémonie de la France en Afrique.
Mais bien avant, les colons sont arrivés sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest et ont coupé des peuples en deux, comme celui des Éwés. Une partie est au Togo et une partie au Ghana. Une partie parle anglais et une autre parle français, alors que c’est un même peuple.
Les militaires français sont arrivés au Tchad au début du 20e siècle et je pense que le Tchad sera porteur du dernier drapeau français.
Comme vous venez de le mentionner, les Européens ont découpé l’Afrique en tranches napolitaines, ce qui a pu parfois séparer des familles et des ethnies. Ces frontières ont maintenant laissé place à des nations avec leurs drapeaux, comment les Africains s’approprient ces drapeaux qui finalement ne sont pas les leurs ?
À une certaine période, les colonisateurs ont joué des antagonismes et les ont accentués. Ça s’est vu particulièrement au Rwanda où les Belges ont favorisé les Tutsis.
On ne peut pas nier qu’il y a des ethnies en Afrique, mais aujourd’hui, pas un seul Africain ne vous dira qu’il faut abolir les frontières, des nations ont été créées et c’est très difficile de revenir en arrière.
Les communautés africaines de différentes nations s’entendent très bien entre elles. Le peuple Baoulé par exemple, en Côte d’Ivoire : à l’origine leur roi était au Ghana, ils continuent donc à avoir des rites quasi religieux entre eux.
Il y a certes l’État, mais beaucoup ont leur propre vie communautaire. C’est un antagonisme, mais pas décisif. Ousmane Sonko, par exemple, est Casamançais2 plus précisément de la région indépendantiste de Ziguinchor3, mais ne dit pas qu’il faut créer la Casamance. Il faut simplement créer des communautés homogènes pour que les unes ne se sentent pas brimées par rapport à d’autres.
Ce qui peut favoriser le développement de l’Union africaine.
Absolument. Ça ne peut évoluer qu’en intégration régionale.
Le Maroc a proposé aux putschistes du Mali, du Burkina et du Niger de sortir leur marchandise par l’Atlantique plutôt que par les pays de l’Afrique de l’Ouest comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire. À travers des échanges commerciaux, on va voir petit à petit se former des intégrations régionales. Trois millions de Burkinabés travaillent dans les champs de cacao en Côte d’Ivoire. Peut-être qu’un jour un Burkinabé n’aura plus besoin d’un passeport ivoirien pour passer la frontière.
L’Afrique est un continent très vaste avec de petits pays comme le Gabon par exemple où il y a du manganèse et toute une partie de poumon forestier du monde avec tout le bassin du Congo. Mais il n’y a pas plus d’un million d’habitants. D’autres pays sont très peuplés, comme le Nigeria qui comptera 340 millions d’habitants dans à peine une dizaine d’années.
Quel est le positionnement des ONG et des acteurs non étatiques dans ce recul de la Françafrique ?
Le monde des ONG est très large. Sylvie Brunel a été l’une des premières à reconnaître que chez Action Contre la Faim ( ACF ) par exemple, ils utilisaient beaucoup trop de budget pour leur propre fonctionnement au détriment de l’Afrique et de leurs objectifs. D’autres font un excellent travail d’analyse.
Que pensez-vous de ce fameux adage « donne un poisson à un Homme, il mangera un jour, apprends-lui à pêcher, il mangera toujours » ?
Comme si les Africains ne savaient pas pêcher !
Est-ce que les initiatives liées au développement durable peuvent renforcer les liens entre la France et l’Afrique en faisant de l’Afrique un acteur central de ces nouveaux développements ?
N’importe quel Africain vous dira que l’Afrique ne représente que 4% des effets de serre alors que le reste du monde est à 17%. Que les pays du Nord commencent déjà par chez eux, avant de venir les embêter pour qu’ils ne touchent pas à leurs forêts alors qu’ils doivent vivre.
Quelle recommandation feriez-vous à la France pour qu’elle réajuste son positionnement vis-à-vis de l’Afrique ?
J’ai un seul conseil pour la France : apprendre de l’Afrique.
C’est un continent extraordinaire, avec une nature et des gens extraordinaires. Il faut apprendre de l’Afrique.
Toute la politique de la France en Afrique c’est une politique assimilationniste ; cela vient du siècle des Lumières. On pensait leur apporter la modernité, nos infrastructures, etc. Les Français ont voulu créer de petits Africains à leur image. Il faut inverser la donne totalement !
On parle ici beaucoup de mère célibataire. En Afrique, il y a des systèmes dans les villages qui font que les enfants ne sont jamais abandonnés. Il y a aussi des systèmes de parentés très complexes où l’oncle compte parfois plus que le père. Si le père s’en va ou a plusieurs femmes, c’est le frère de la mère qui s’occupera de l’enfant. Ce sont des systèmes sociaux très complexes dont on a beaucoup à apprendre.
Également sur le plan humain. Pour eux c’est invraisemblable qu’une personne âgée meure seule sans personne à son chevet.
Apprendre de l’Afrique c’est aussi apprendre à reconnaitre la diversité de sa nature, de ses habitants et de tout ce qui la compose. C’est aussi écouté l’Histoire qui, en Afrique, se transmet oralement. C’est de là que vient l’adage, « un vieux qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ».
Source : Investig’Action