Issues parmi les grands commis de l’Etat, hommes d’affaire, hauts fonctionnaires, hommes politique, intellectuels et quelques personnes aux fortunes dont les origines sont parfois questionnables, les élites de Bazou, comme celles que nous rencontrons dans la majorité des villages et communes du Cameroun, brillent par une condescendance et un mépris à l’endroit des populations qu’elles sont appelées à apporter de la lumière, entraînant par conséquent, une désunion et une contestation permanente de leur représentativité par ces derniers.
Elites! Individus de premier plan, ils sont considérés comme les meilleurs. Ils occupent les postes principaux au sein des organes de pouvoir et de hautes fonctions publiques. Dans le domaine économique et financier, les élites exercent le pouvoir dans les grandes entreprises. Sur le plan communicationnel, ils dirigent les médias institutionnels. L’idéologie partagée au sein des élites est théorisée par la ‘caste’ des intellectuels.
Puisque l’élite est ‘ce qu’il y a de meilleur, de plus distingué […], on est élite non pas seulement par ce qu’on est […]; ni encore moins, par ce que l’on a […]; mais on est élite aussi et surtout par ce que l’on fait, de ce que l’on est et/ou de ce que l’on a.’ Ecrit en 2000, Florentine Soki Fuani Eyenga, dans ‘Les élites féminines en quête de statut politique et économique,’ publié dans l’ouvrage collectif, ‘Elites et démocratie en République démocratique du Congo,’ sous la direction de Sabakinu Kivilu.
Elites rivalisant pour le pouvoir
La catégorisation des élites (politique, économique, intellectuel, culturel,…) cache en réalité une uniformité. Toutefois, dans Bazou, les élites affichent une désunion non-hypocrite. Une bataille de chiffonniers qui les situe dans la loupe analytique du sociologue et économiste libéral, Vilfredo Pareto pour qui la lutte des classes, contrairement à Karl Marx, ne se limite pas à la lutte entre les capitalistes et le prolétariat, mais ‘entre un nombre infini de groupes avec des intérêts différents, et avant tout entre les élites rivalisant pour le pouvoir.’ La jalousie malsaine, le suprématisme sectaire, la course au pouvoir, voire au sexe, et le refus de la critique prise comme une arme en faveur ou au détriment d’un camp ou de l’autre, seraient au cœur de leur déchirement.
Au-delà de cette absence d’entente, les élites Bazou profitent de leur supériorité politique, économique, financière, et de leur statut social, pour exercer le pouvoir. Dominer pour leurs propres intérêts, le reste du groupe social (les villageois, ‘peuple actif’ et ‘utile’). Ce mépris des populations du village, assumé ou non, puise sa source dans le fait que ces élites les considèrent comme les gens d’en bas. Les rebus de la société. Les ratés. Les incultes. Les assistés. Les bons à rien. Peu travailleurs. Incapables de penser richesse. Incompétents à nourrir un projet et le réaliser. Inaptes à percer politiquement, intellectuellement, et culturellement, et peser économiquement et financièrement. Pour eux, Bazou est ‘une gare, un lieu où l’on croise les gens qui réussissent (eux), et les gens qui ne sont rien (les villageois).’ Pour reprendre en substance la triste formule de Emmanuel Macron énoncée le 29 juin 2017.
Elites colonialistes
Le problème de l’élite à Bazou se pose naturellement dans le cadre de la pensée coloniale. Car se faisant dans la conception paternaliste soutenue par des rapports de dominants à dominés. Une approche qui établit avec la population un lien d’exploitant à exploité. Donc, une connexion essentiellement utilitaire rémunérée en alcool, tabac, pacotille, comme au temps colonial en échange de taches diverses. Aucune explication contraire venant de la ‘caste’ des élites, ni leurs lamentations, et encore moins leurs arguments, aussi construits soient-ils, ne pourraient ennuager cette réalité qui étreint les populations de Bazou.
La dépersonnalisation et la déshumanisation du ‘peuple actif,’ intentionnelle ou pas par les élites, s’inscrivent dans l’aventure colonialiste qui niait à l’Africain ses valeurs individuelles et collectives. Une banalisation de l’être qui ne participe pas à l’amélioration de son statut et conditions de vie, ni ne concourt à l’affirmation de ses forces en tant qu’individu ou dans un groupe. La preuve! Le délabrement des sites scolaires et la précarité des points de santé. Cette politique du ‘laisser-mourir’ les pôles embryonnaires du développement n’est pas anodine. Elle consiste à maintenir la population dans une pauvreté abjecte tout en accroissant le taux de déperdition scolaire. Stratégie qui au bout du compte vise à la reproduction de cette ‘élite qui se rencontre et se forme dans des lieux précis, de fait fermés au ‘peuple’.’ Reproduction qui se fait tant dans le ‘cadre social’ en exploitant leurs réseaux, que dans le ‘cadre culturel’ à travers l’acquisition des connaissances par le biais de l’éducation. Reproduction enfin et surtout dans le cadre du ‘transfert du capital’ par le canal de l’accumulation de l’argent.
Illusion démocratique
Paradoxalement, certains habitants de Bazou soutiennent cette élite. Consciemment ou non, ils le font sûrement par habitude, loyauté ou conformisme. Aussi victimes de ‘l’illusion démocratique,’ ils participent hâtivement au processus électoral. S’inscrivent sur les listes. Battent campagne pour l’un ou l’autre camp. Et votent. Cet engagement citoyen(?) leur donne l’impression de participer à un jeu démocratique. Pourtant, ils choisissent en réalité entre des clans rivaux issus de l’élite. Et se retrouvent toujours dans les serres de ces ‘vautours.’ Ceci étant, le ‘peuple actif’ est considéré comme objet et non comme ‘co-acteurs-auteurs’ de l’histoire de Bazou. Alors que, bien que dépourvu de l’abondance matérielle et pécuniaire, il contribue directement ou indirectement au développement de Bazou au même titre que les élites, chacun avec ses moyens et ses aptitudes.
Ridiculiser la notabilité
Historiquement, les ‘élites traditionnelles’ sont issues des familles de l’ancienne noblesse où certaines valeurs, traditions, cultes, et art de vivre servent de ‘codes.’ L’élite traditionnelle est véritablement une caste. Car elle est la seule à être uniquement basée sur la filiation, et tire son origine soit des migrations ou des conquêtes migratoires. Malheureusement, la destruction des bases structurelles et organisationnelles de cette caste par les colons, son affaiblissement par un découpage administratif au parfum politique, son anéantissement par la paupérisation des chefs et rois, ont fait des chefferies et des royaumes des ‘mastodontes’ vidées de leur substance. Décadence qui fait que les élites (grands commis de l’Etat, hommes d’affaire, hauts fonctionnaires, hommes politique) se ruent vers l’institution ‘chefferienne,’ qu’‘ils ont transformé en comptoir qui commercialise les titres de noblesse en fonction du statut social, des affinités, et de l’épaisseur du portefeuille.’
Conséquences, les chefferies sont devenues des nids de parasites. Et les élites ne sont pas moins arrogants vis-à-vis des têtes couronnées de Bazou. Ces indélicats invitent chez eux ces nobles, sans prévoir des ‘tabourets royaux.’ Ils les font asseoir ‘sans’ symboles royaux sur des ‘couper-clouer,’ pendant qu’ils sont confortablement enfoncés dans des fauteuils moelleux. Ce n’est pas tout. Ils les bourrent d’alcool jusqu’à l’ivresse, et se plaisent à les regarder se battre comme des gamins dans la cour de récréation. Pire, ils leur jettent quelques billets de banque comme des flyers lors de certaines cérémonies. Comme des automates, ces chefs et leurs administrés poursuivent ces ‘bouts de papier’ que le vent fait planer sur les têtes. Le comble, certains de ces chefs sont décoiffés dans la bousculade. D’autres prennent leurs pieds dans leur boubou et finissent leur course aplatis comme de vieilles limaces à même le sol—mise en scène parfaite d’un extrait, de‘Une vie de boy,’ classique africain de Ferdinand Oyono.
Ces élites profitent de l’humiliation qu’ils font subir aux chefs traditionnels, pour les contrôler dans le jeu politique local afin d’obtenir un mandat électif qui leur permet de renforcer ou d’établir leur notoriété sur les plans local, national, voire international. Filon politique qu’ils exploitent pour conclure des contrats d’affaire à titre personnel.
Bagage branlant
Cette décapitation de l’histoire fait croire que l’élite politique, administrative, intellectuelle, économique et financière, arrivée dans l’arène en usant sa culotte sur les bancs, ou en tant qu’analphabète-self-made-man, ou encore par des manipulations spirituelles douteuses et questionnables, obscures et ténébreuses, n’ont aucun enseignement (ou éducation) formatif de l’intelligence. Pire, au sein de ces élites Bazou, celle qui ‘a fréquenté l’école, à part un bagage branlant de savoir, elle n’en rapporte qu’un orgueil démesuré, un mépris non dissimulé pour le travail manuel et un égoïsme brutal.’ Dénonçait en 1949, J.-C. Schmitz, dans ‘L’éducation des enfants et des adolescents noirs.’
De ce fait, ces élites agissent comme des individus dépourvus ‘des qualités de leadership, d’organisation, et de vision prospective…’ Et semblent sortir des entrailles des tenants de l’ordre colonial qui nivelait les noirs au bas de l’échelle dans tous les secteurs de la vie économique, sociale, culturelle, et administrative.
Réveil de l’animosité
Par cette façon de faire, les élites Bazou semblent coupées du peuple, et se sentent différents de lui. Ils laissent de ce fait une porte béante par laquelle celui qui ne se sent pas concerner par leur philosophie passe. S’insère dans le ‘peuple actif.’ Agit avec lui. Et exerce ce que l’on pourrait appeler le ‘contre-pouvoir élitiste.’ Face à cet affront(?), les différents clans-ennemis de la petite bourgeoisie (élite) de Bazou s’unissent par le verbe et les actes pour ‘déraciner’ ce ‘hors-la-loi’—l’intrus qu’ils accablent d’un vocabulaire nauséeux, indigeste, et accusent d’utiliser la malice pour piéger la population afin de lui arracher ses biens. Singulièrement ses terres.
Le fait notamment de ne pas être en phase avec les exigences des habitants de Bazou, ville en mutation qui veut s’épanouir économiquement, socialement, et culturellement, fait que la ‘caste’ des élites est progressivement contestée—non probablement pas ‘pour ce qu’elle a, mais pour ce qu’elle fait de ce qu’elle a.’ L’animosité si forte non-exprimée mais qui gronde en chaque habitant à l’égard des élites n’est donc pas une ‘révolution du ventre.’ Elle pourrait ‘s’exploser’ à tout moment. Car, cette hostilité tient au sentiment que les élites économiques, politiques, administratives, les utilisent comme ‘bétail électoral’ ou comme ‘gladiateurs’ quand elles ‘règlent leur compte’ pour des intérêts et privilèges égoïstes dont elles sont jalouses et tiennent à les perpétuer.
Il apparaît donc, que l’élite Bazou n’est probablement pas un modèle pour une communauté qui veut se placer sur la rampe du développement.
Feumba Samen