Animatrice de télévision et journaliste camerounaise, par ailleurs, ancienne patronne d’Africa International et du magazine people Ici Les Gens du Cameroun, bien connue du milieu de la presse parisienne et internationale donne, dans une publication condensée, son avis sur la période successorale critique que vit son pays le Cameroun. Elle propose des solutions pour arriver à consensus qui, du point politique, pourrait être le moindre mal pour ce pays qui lui évitera le pire et les troubles qu’on a vu ailleurs.
Nous voici donc rendus au crépuscule d’un épisode quadragénaire qui, comme la vie, a son début et aura sa fin. J’évoque une période qui s’est obscurcie au fur et à mesure que les boussoles régissant notre cité commune se sont déréglées, les unes après les autres. Au fil des ans, le tordu a pris la place du droit, le vice s’est érigé en vertu, et l’espoir a cédé à la résignation. Nous avons appris à vivre avec un chef distant, souvent absent, toujours insondable et l’objet de bien des conjectures. Sa volonté, à défaut d’être exprimée, occupe à plein temps des « experts » de la pensée présidentielle qu’ils interprètent, tels des oracles, à longueur d’ouvrages ou sur les plateaux de télévision. Le paradoxe peut donc surprendre: l’affection manifestée par un pan considérable de la population envers son président est indéniable – et peu influencée par l’appréciation souvent négative de sa politique et de l’état du pays.
Combien de Camerounais approuvent les opérations commando visant à humilier, voire agresser physiquement le chef de l’Etat à l’étranger, telles que menées par certains groupes d’opposants radicaux? Et gare à ceux qui se fourvoient dans des commentaires désobligeants sur les ravages de l’âge sur le corps et l’esprit du capitaine : la volée de bois vert qu’ils reçoivent des internautes en retour est sans équivoque ; chez nous, on ne badine pas avec le respect dû aux patriarches, encore moins quand il s’agit du président de tous les Camerounais.
Pour autant, il ne se trouve plus grand monde pour estimer que « le pays va bien » et les habituelles comparaisons avec des voisins sous-régionaux encore plus mal en point ne réconfortent plus. Bien au contraire. Plus que jamais se condensent toutes les angoisses sur l’avenir, dans un présent déjà rude pour le plus grand nombre, aggravées par l’imprévisibilité d’un « après-Biya » que s’efforcent de préempter des factions rivales dont on sait désormais qu’elles sont prêtes à tout. Y compris le pire.
La dépouille de Martinez Zogo, atrocement mutilée comme dans un rite satanique de la toute-puissance, ce corps martyrisé par des agents de l’Etat normalement affectés à notre protection, nous a sauté au visage comme le fantôme des rêves disparus. Les signaux d’alarme déclenchés par ce paroxysme dans la profanation et la transgression retentissent sans discontinuer dans nos esprits. Finis l’aveuglement, la surdité et le silence, comme symbolisés par les trois singes chinois. On ne pourra plus dire qu’on n’a rien vu venir. Ni qu’on n’a rien entendu. Et les interrogations ne se dissiperont plus. Pourquoi sommes-nous passés de l’euphorie du changement et des lendemains qui chantent au cauchemar éveillé?
De la confiance à l’effroi?
C’est que nous nous accommodons depuis si longtemps de dysfonctionnements indignes d’un pays convaincu de sa singularité et affichant des prétentions de grandeur.
Pourquoi semblons-nous considérer comme normale la déshérence et l’affairisme criminel de la santé publique, de l’éducation nationale, des infrastructures et des autres services publics? Qui peut se réjouir de la misère des enseignants qui vivotent des années entières sans salaire et en crèvent souvent sans que le système ne change?
Qui peut se glorifier du niveau qu’atteint le tribalisme dans notre pays, menaçant sa cohésion sociale et faussant gravement les jugements?
Combien sont-ils à cautionner les incarcérations de vengeance, les vies brisées en prison sans motif suffisant, les dénis de justice? Les ministères et autres institutions étatiques où les services au citoyen sont ouvertement monnayés, narguant les affiches apposées partout qui dénoncent la corruption ?
Pourquoi faire mine d’avoir « réglé » le conflit fratricide du Nord-Ouest et Sud-Ouest (NOSO) alors que les affrontements continuent, que des enfants sont tués, des femmes toujours violées, des centaines de milliers déplacés ou exilés?
Qui n’est pas choqué, enfin, par le pillage à ciel ouvert et désormais sans limite des biens communs par un petit nombre et en toute impunité? Les scandales se succèdent à un rythme accéléré.
« COVID-Gate », « CAN-Gate», les milliers de milliards évaporés des désormais célèbres « lignes 45 et 65 » du budget national – pour n’en citer que quelques-uns. Leur dénonciation courageuse et assidue par les confrères était la seule consolation d’un public désabusé.
Martinez Zogo, devant son micro, rappelait aux détenteurs de la confiance publique que voler c’est mal, et voler autant c’est criminel. C’est lui qui a disparu – dans les conditions qu’on sait. Pas les spoliateurs.
La saignée historique du patrimoine national sous prétexte d’organiser la Coupe d’Afrique des Nations 2019 n’est pas seulement le plus grand braquage de tous les temps dans notre pays. Cette affaire est un concentré des tares qui nous ont conduits au terrain vague d’Ebogo et sa macabre découverte. D’abord un manque caractérisé de patriotisme, c’est-à-dire de sens de l’intérêt national : on ne peut pas aimer un pays qu’on met à genou en le dépouillant sans scrupule, tout en l’exposant à la risée du monde.
Aucun autre attributaire de l’organisation de la CAN n’avait encore connu, à plusieurs reprises pour une seule édition, l’infamie de la disqualification pour impréparation, malgré les budgets faramineux débloqués. Sans les mêmes moyens, des « petits » pays ont tenu leur CAN dans les temps impartis, parfois au pied levé. Ensuite, le besoin frénétique d’amasser des fortunes s’inscrivait déjà dans l’impitoyable guerre de succession qui risque de faire dérailler notre pays. Enfin, l’aveuglement et le déni. Malgré ces faits parfaitement scandaleux et connus de tous, certains des fautifs se sont évertués à dénoncer un « complot » des autorités du football africain qui, jusqu’au bout, se sont inquiétées des carences constatées. Faut-il rappeler que ces dernières ont conduit à la mort par piétinement de jeunes fans de foot, sans compter les dizaines de blessés et estropiés à vie? A ce jour, les chantiers sont toujours inachevés et l’argent coule à flots.
Sous prétexte de soutenir « l’entreprenariat privé », une autre hémorragie de fonds publics a bénéficié en continu à un personnage, dont on cherche encore les qualifications pour autant de largesses, par le biais de marchés fictifs et autres stratagèmes ahurissants. L’éventail des institutions publiques impliquées dans ces malversations, y compris les plus inattendues, fait froid dans le dos.
Pourquoi tant de responsables politiques, toute dignité piétinée, se sont-ils mis à rivaliser de courbettes serviles envers un individu qui s’était d’abord fait connaître par la dénonciation tonitruante d’« homosexuels » présumés, avant d’être outrageusement gavé de subsides étatiques et de manier le mépris et l’arrogance? Au seul motif qu’il avait subitement les poches bien remplies? Que ce soit précisément cette figure qui se retrouve à l’épicentre de « l’affaire Martinez Zogo » n’est donc pas un hasard et l’avenir se chargera de disqualifier pour le pouvoir les « clans » qui pensent y parvenir en violentant notre patrie commune.
« Le Cameroun, c’est le Cameroun »
Cette expression était censée souligner la capacité à surmonter les difficultés étaler de l’avant; elle est devenue un aveu d’impuissance face à la gangrène du mal et son impunité. Doit-on déjà rembourser les crédits contractés pour la réalisation de l’autoroute Yaoundé-Douala qui, comme on ne le sait que trop, demeure une lugubre chimère depuis plus de vingt ans? « Le Cameroun, c’est le Cameroun »… Les coupures endémiques d’eau et d’électricité, malgré les « grandes réalisations »? La numérisation et internet à la traîne ? Les investisseurs désertent-ils notre pays pour ses mauvaises pratiques au profit d’aventuriers et d’escrocs?
Les forêts primaires sont-elles sauvagement décimées et les grumes toujours exportées à l’état brut, malgré les interdictions ? « Le Cameroun c’est le Cameroun »…
Mettre fin à cette posture d’éternelle résignation, d’acceptation de l’inacceptable est devenu un impératif citoyen pour construire le présent et ne plus simplement le subir. « Tu obéis pour que ça s’arrête.
Mais c’est parce que tu obéis que ça continue », pouvait-on lire sur une pancarte dénonçant quelque part au monde les violences conjugales. Nous sommes tous interpelés.
Les gestes qui sauvent
Dans une tribune parue dans « Le Monde » et co-signée avec d’autres compatriotes face à l’horreur, nous préconisions un débat national sur l’avenir d’une nation menacée : « Comment vivre ensemble aujourd’hui et demain sans s’entretuer ? » Aujourd’hui, c’est sur une plate-forme du pays que j’ai tenu à proposer des actions concrètes en cinq points pour sortir de l’impasse actuelle et relancer une dynamique salutaire. En toute fraternité.
1. Des Sénatoriales à la Présidentielle : reconstruire la confiance
Le président Paul Biya a assuré au pays plusieurs décennies de stabilité quand des pays frères traversaient coups d’Etat et guerres civiles. Ces épisodes dramatiques n’arrivent pas seulement aux autres – et la persistance d’une rébellion qui fait couler du sang camerounais depuis plus de cinq ans au NOSO a déjà mis fin à la parenthèse enchantée.
Seule une succession à la légitimité incontestable nous évitera les affres d’une instabilité prolongée. Ce ne saurait être : « après moi, le déluge ».
Quelle va être la contrepartie de la sollicitude constante des Camerounais envers leur chef? Que celui-ci les abandonne à un sort voué aux pires turbulences, sans prendre des mesures appropriées pour les en préserver?
Notre Constitution prévoit un intérim assuré par le président du Sénat. A ce sujet, ce n’est guère faire injure à l’actuel titulaire du poste que de pointer son incapacité physique. Son âge avancé, combiné à un état de santé notoirement défaillant, l’oblige à de fréquents séjours à l’étranger. Il y a donc deux solutions: cette haute personnalité de l’Etat, que je présume patriote, pourrait démissionner avec panache de son plein gré, ce que l’histoire retiendra. Le président de la République pourrait, alternativement, prendre acte de la fin des Sénatoriales pour le remercier et le remplacer par une personne plus apte, son vice-président (solution logique) ou quelqu’un d’autre. La vérité est que la présence à ce poste décisif d’une figure manifestement pas en mesure de gérer une transition après Paul Biya fragilise la disposition constitutionnelle relative à l’intérim et, surtout, la rend inacceptable pour beaucoup.
Des élections apaisées. Le processus dit démocratique s’est révélé lourd de dangers pour nos sociétés qui en ressortent souvent divisées et meurtries. Nous y serons confrontés tôt ou tard, et selon les prévisions actuelles en 2025, dans deux ans. Il n’est donc pas prématuré de réfléchir à la mise en place d’une commission électorale solide et impartiale, composée sur une base paritaire de représentants de l’opposition parlementaire et du pouvoir actuel. Cela a existé ailleurs avec des résultats probants. On peut le faire chez nous.
2. Libérer les prisonniers incarcérés pour des motifs politiques.
L’opération « Epervier » n’a pas rendu notre pays plus vertueux — c’est un euphémisme. Sa mise en œuvre problématique a abouti à un gâchis juridico-politique auquel il est urgent de mettre fin.
L’Epervier était censé châtier les pilleurs des caisses de l’Etat, mais a surtout ciblé des personnalités coupables d’ambitions politiques jugées illégitimes. A défaut de les considérer comme des « prisonniers politiques », désignons-les comme « incarcérés pour des motifs politiques » …
Se sont ainsi retrouvés derrière les barreaux de faux coupables et de vrais innocents, avec des procédures interminables et des peines disproportionnées, la préoccupation étant souvent de respecter un « équilibre géographique » parmi les détenus. Certains, pistonnés, ont pu sortir de prison. Et les autres? Méritent-ils davantage de crever en détention? Au nom de l’apaisement et de la justice, il est temps de leur ouvrir les portes de la liberté.
3. Retour au pays des dépouilles du premier président du Cameroun
On n’a jamais su pourquoi, 34 ans après sa mort en terre étrangère, dans un Sénégal particulièrement hospitalier mais lointain, le corps de notre premier président n’a toujours pas été rapatrié dans son pays natal, malgré un désir populaire clairement perceptible et d’innombrables médiations. Mais le temps des questions est révolu : le retour d’Ahmadou Ahidjo et de son épouse Germaine, qui s’est éteinte à son tour le 20 avril 2021 sans revoir la terre des ancêtres, scellera la réconciliation d’une nation avec son histoire, en plus de l’apaiser et de lui procurer un bol d’oxygène salutaire.
4. Retour de la paix dans le NOSO
Est-il besoin de revenir sur la gestion catastrophique d’un dossier qui a commencé par des revendications de bon sens et que la répression aveugle a envenimé? Il faut arrêter de se voiler la face sur la gravité de la situation, en se réfugiant derrière la tenue d’un « Grand dialogue national » qui aurait tout réglé.
Pour donner une nouvelle chance à la paix, il y a urgence à dessaisir ceux qui entretiennent le conflit parce qu’ils en ont fait un business lucratif et perdu toute crédibilité auprès de nos compatriotes anglophones. Il s’agit également, tout en ayant de bonnes raisons de rejeter une soi-disant médiation de l’ONU, de considérer le recours à des « honest brokers », des partenaires de bonne volonté, en reconnaissant lucidement n’avoir pas réussi seuls. Pour avoir personnellement suivi les initiatives de milliers de femmes issues des zones « anglophones », réunies notamment à Yaoundé il y a deux ans, avec le soutien d’une fondation allemande, je ne comprends pas qu’elles ne soient ni écoutées, ni associées à la recherche de la paix sur leur territoire. Leur mémorandum d’une grande pertinence et adressé solennellement au gouvernement, n’a même pas fait l’objet d’un accusé de réception. Toujours ce mépris qui arrive en tête des doléances de nos compatriotes du NOSO. Pourtant l’initiative est endogène…
5. Justice pour Martinez Zogo
Tous ceux qui retiennent leur souffle, scrutant l’évolution de l’enquête, le savent : le chapitre amorcé brutalement en début de l’année par un crime emblématique sera un test grandeur nature de la qualité de nos institutions, qu’on a découvertes privatisées par des coteries indéboulonnables. L’Etat du Cameroun est-il capable de faire aboutir une action en justice sur une affaire sensible qui a ébranlé la nation et met en cause des dignitaires du régime? La réponse à cette question relancera – ou non -l’espoir d’un sursaut national.
Sur une radio internationale, un de mes confrères d’Afrique de l’Ouest, se référant à des événements qui agitent actuellement un Etat de sa région, dit espérer que ce dernier pourra encore « échapper au funeste sort de beaucoup de pays africains qui n’ont pas su arrêter à temps la course folle vers l’abîme ». C’est exactement là où nous en sommes aussi au
Cameroun. Pendant trop longtemps, on a esquivé l’autocritique en regardant le verre à moitié plein. Par bienveillance, par optimisme, par fierté sans doute. Les assassins de Martinez Zogo ont abruptement révélé un verre à moitié vide. Il faut désormais le voir et l’assumer.
Face à une opportunité historique de se regarder en face, de se remettre en question, le déni et l’inaction conduiront-ils à la mort de notre rêve national? Cette funeste perspective n’est pas simple vue de l’esprit. L’histoire fourmille d’entités étatiques qui ont sombré sous le poids de menées autodestructrices. Telles la perte des repères et la banalisation du mal.
Faire nation et construire un État sur les cendres encore chaudes de la déstructuration coloniale et néocoloniale est un défi que nous partageons avec d’autres pays d’Afrique et de la planète — et le Cameroun souvent désigné comme « le vivier de tous les talents » ou « un géant assoupi », ne manque pas d’atouts. Si quarante ans après l’élan de la politique du Renouveau, le Cameroun n’est pas devenu un pays « émergent », rien n’est perdu. Il s’agit à présent de se mettre en ordre de marche pour atteindre tous les objectifs. Ainsi, des mots qui scellent aujourd’hui des défaites collectives prendront alors un sens nouveau. « Le Cameroun, c’est le Cameroun » pourra se remplir de sa signification initiale, résumée en trois mots: Yes We Can… Une devise de vainqueurs.
*Journaliste et citoyenne camerounaise